Jour 1
Avant d’atteindre les portes du Mustang, il faut traverser la chaîne des Annapurnas – la marche solitaire y est une douce mise en jambe. Tout commence par des rizières en terrasses où les libellules brouillent le miroir de l’eau, un épi au bec, l’aile cristalline. Sous le long robinet d’une chute d’eau, d’autres insectes s’éclaboussent dans la pression : les gosses du village. Plus bas dans le courant, on étend sur les bambous des vêtements en pétales : les sœurs des gosses qui font la lessive du monastère. Leur mère vous accueille avec ces mots : « Avez-vous déjà mangé ? », « À bientôt… Allez lentement ! ». Un poule bien grosse vient d’entrer d’un pas curieux dans la cuisine. Elle n’en ressortira pas.
Sur la route défilent comme un train marchandise deux caisses de trente poulets, de la farine de maïs, septante-deux bouteilles de coca, deux sacs de ciment, et ces petites jambes que l’on aperçoit juste au-dessous, c’est celle de leur père, les porteurs. Tout vient à dos d’homme : sucre, ciment, tuyaux de canalisation, poules, livres, tissus… Pour visiter les cousins du village voisin, on met donc 10km ou 1 jour. Chacun se balade ainsi avec sa besace, un sac sur le dos, du riz, un enfant en travers des épaules. Les vieux, à qui on ne laisse plus rien porter, avancent encore courbés par l’habitude, coupables, les mains dans le dos.
Pour me préparer à l’austérité du Mustang, j’ai décidé de dormir dans des grottes et de cuisiner moi-même mes repas. Le jour est couché depuis longtemps, mais la farandole des insectes continue autour de la bougie.
Des papillons qui s’épilent à la cire
et en un crépitement, expirent.
Deux heures que je chasse cette mouche
En une seconde, d’un baiser
l’araignée l’a faite taire.
Des rhododendrons qui font vingt mètres, des falaises qui en font deux mille et huit mille pour ces montagnes : le monde a changé d’échelle. Rien n’est plus à notre proportion. Et pourtant, lorsque l’espace et le temps ont perdu tout leur sens, c’est bien cette dimension humaine qui peuple les derniers villages perdus dans la pierre.
Jour 5
L’itinéraire indique une halte à Pisang d’en bas. Mais on ne traverse pas l’Himalaya pour dormir à Pisang d’en bas, non ? Entre les maisons de pierres aux fenêtres sculptées, il y a ces ruelles étroites où les drapeaux de prière en guirlandes font un fil d’Ariane jusqu’au monastère. Et là, on doit y regarder à trois fois, s’asseoir, regarder encore, et finalement consulter la carte pour bien avouer que c’est ce monstre des Annapurnas qui vous fait enfin face. 8000 mètres, dit la carte – ça pourrait être 10’000 que personne ne serait étonné.
Le glacier s’éclaire lentement de lune, et les étoiles dansent sur les verres qui s’entrechoquent – un alcool blanc étrangement fort, une bière locale épaisse à souhait. En trois mots gaillards, on l’a déjà passé, ce col, mais les jambes lourdes nient en secret.