Nouveau

Sortie de SADHU le 26 septembre prochain

Après trois ans de production, SADHU sort enfin en salle le 26 septembre prochain.

Suraj Baba est un sâdhu, un saint homme hindou. Il a renoncé aux biens terrestres en se retirant vivre dans une grotte à 3000 mètres au cœur de l’Himalaya. Après huit ans d’isolement et de méditations, il prend le risque de s’exposer à nouveau au monde. Pendant la Kumbha Mela qui réunit tous les 12 ans plus de 70 millions de pèlerins, Suraj décide de rejoindre les autres sâdhus, avant de confirmer ses vœux de renonçant par un pèlerinage de plusieurs mois. Au fil de son périple initiatique, le mysticisme indien est balayé par la sincérité de ce sage. Un sage qui ne veut plus l’être.

93MIN – Sortie en salles le 26 septembre 2012

LONG METRAGE DOCUMENTAIRE – 93MIN – septembre 2012 – SUISSE

Plus d’informations sur

Des mots comme on les aime

http://contrenalfondo.wordpress.com/

 

 

Et voilà un merveilleux voyage intérieur.

Con tren al fondo, un livre qui sort ces jours en espagnol dans une langue surprenante et forte comme on les aime.

Je donnerais tout pour mieux pouvoir encore comprendre ces mots qui me fascinent.

Sans voix qu’on en reste.

Là, moi je tombe amoureux.

de son long voyage, le lapin revint amaigri

jamais plus il ne put rentrer dans son terrier

tant ses oreilles avaient grandi

le Haïkou du lapin


de sa dernière carotte

le lapin

il s’en cura l’oreille

Haut Mustang 9

DANS LEUR SAC… RIEN… TOUT

Depuis qu’on a passé les 5000 mètres, les tempes tirent, le sang tape dans les oreilles et le froid mord férocement dès le coucher du soleil. Le visage croûté à force d’être tanné et retanné, les lèvres saignant de nouvelles gerçures, on a de la peine à se sourire ce soir. Grillés. Deux sâdhus ont aussi le mal des montagnes vomissent sans pouvoir reprendre leur souffle. Un souffle que l’on croyait tous s’être forgé mais qui manque soudain à cause de la mal nutrition. Un mois que je marche entre 6 et 12 heures, et presque une année pour les sâdhus. On en parle pas, mais on en chie vraiment là. Chacun rêve de son cocon, de son coin de grotte, ou de draps propres pour moi. Même eux qui ont tout leur temps, ils se mettent à compter les jours, chercher le chemin le plus court pour regagner un village. Les seuls à pouvoir véritablement profiter de ce paysage somptueux sont ces deux-là qui continuent leur pèlerinage vers la Chine, ceux qui n’ont pas d’autre « chez soi » qu’ici, maintenant, à chaque jour changeant.

La pluie est tombée avec la nuit et nous avons trouvé un couvert de tôles. Inespéré! Mais mes sâdhus ne s’en étonnent pas : Dieu met toujours la providence sur la route de ses fidèles. On s’entasse et se réchauffe à coups de pets qui rivalisent avec le tonnerre. Alors on rit. On rit de tout, comme pour ce prouver que ce froid qui nous gèle les articulations, que cette faim, que ce mal des montagnes, ce n’est rien. Selon leur dernière estimation, il nous faudra entre 10 et 12 heures pour atteindre les lacs sacrés. Selon eux, jamais on y arrivera avec cette pluie et les deux cols qui nous attendent à 5500 mètres. Alors que je reste collé à la carte, ils palabrent sur l’altitude, les kilomètres restants. Et ils n’arrivent pas à s’entendre, bien entendu ! Mais surtout, ils ne voient pas pourquoi une carte vaudrait plus que leur avis. Alors on est encore ici, sous ce couvert de tôles, entre 4000 et 7000 d’altitude, selon les estimation.

fumerai ma vie

jusqu’au filtre

et l’âme ma rasée

la lèvre brûlée

des cicatrices dans l’œil

la tripaille armée

je pisserai chaud

longtemps

Après les lacs de Damodar, trois d’entre eux pensent déjà traverser la frontière vers la Chine – sans permis, sans passeport – atteindre le mont Kaïlash, descendre sur le Cachemire et les grottes d’Amarnath, rejoindre le désert du Rajasthan, regagner le sud de l’Inde, remonter par Calcutta et le delta du Gange… Mon permis a échu il y a trois jours déjà, alors je n’ai plus rien à perdre non plus : tant que je pourrai les accompagner, je le ferai.

de sa dernière carotte

de lapin

il s’en cura l’oreille

Haut Mustang 8

LES PELERINS ETERNELS


J’ai rejoint mon sâdhu pour l’accompagner jusqu’au bout de son pèlerinage. Bientôt une année que nous avions quitté sa grotte aux sources du Gange où il avait médité les huit dernières années. Entre temps, cinq autres de ces sages nous avaient rejoint pour ce pèlerinage auquel ils avaient tant rêvé : les Lacs Sacrés de Damodar ! À la frontière avec le Tibet, à 5000 mètres d’altitudes et quatre jours de marche dans les montagnes, se situent les trois lacs où le dieu Vishnu s’est transformé en fossile.

Pour eux, cette histoire mythique leur avait suffit à quitter leur coin d’ermitage, sans argent, sans conscience des dangers à braver, sans soucis. Mes six sâdhus ont chacun une couverture, une longue barbe et des pieds nus. Ils portent aussi leur sébile – même si, là où l’on va, il n’y aura personne à qui demander l’aumône. Avec la caméra, les micros, l’appareil photo, l’enregistreur radio et les batteries, j’ai 30 kg de plus. Mais pour les trousses de maladie et de nettoyage, là on se retrouve : néant.

Eloge de l’insécurité

Descendre dans les canyons, traverser les rivières, passer des cols secs et pelés comme notre peau. Le vent fume nos dernières cigarettes et emporte nos paroles. Trois jours que l’on n’a plus vu de villages et que seuls les Sâdhus hantent ce désert. Ils font de petites processions de barbus silencieux et souriant qui avancent, pieds nus, le regard au soleil implacable. Rien que des saints hommes hindous, et moi qui n’ai foi en rien, sinon en l’homme. Mais le charme de ces éternels pèlerins est dans leur bonhommie et dans leur constante tendance au pique-nique. Chacun partage le peu qu’il possède et on se retrouve devant une couverture achalandée de raisins secs, de noix et de farine grillée qui fait bien vite oublier le riz sec du soir. Je les suis donc et filme, les précède pour varier les angles, marche à reculons pour les interviewer et me tue à la tâche. À 5000m, à tourner en apnée pour ne pas trop bouger, je m’épuise vite. Et on se marre ! Enfin, eux surtout, avec leur manie de faire des pauses chaque deux heures pour fumer du haschich – l’herbe sacrée du Dieu Shiva, comme ils disent. Pourquoi tu te charges autant ? me répètent-ils. – Tout ce que j’emporte, c’est pour mon film ! – Alors pourquoi tu veux faire ce film ? – Faire des films, ça m’aide à vivre. Ca donne un sens à tout ça. – Les films, ça te sort surtout du présent ! Laisse ça, y’a un tout autre sens à la vie…

Outre ce haschich que l’on trouve partout dans l’Himalaya, dans leur besace, ils ont emporté la statue d’une divinité, et ces restes de nourriture qu’ils s’empressent de distribuer. Dans leur besace, une foi indéfectible en ce dieu qui les a déjà protégés malgré l’altitude, le froid, la faim, les maladies… Ils sont persuadés que, en cas de coups durs, Dieu mettra sur leur chemin un sauveur, un plat de lentille ou le médicament adéquat. Plutôt que combattre cette insécurité, il l’exploite et en font une force qui les plonge perpétuellement dans le présent, sans crainte, sans attente. Parmi cette humanité qui tremble et se protège de tout, ils semblent les plus heureux. Mais ils ont mis des années à redevenir jeunes, insouciants, à trouver la clef du présent. Et moi qui vit si souvent en somnambule.

Haut Mustang 7

Envie de prier… ou de pleurer


Pour avoir suivi cette antique carte qui indique des raccourcis inexistants, je suis descendu à 4800m pour m’apercevoir que le gué bien indiqué sur la carte était un canyon infranchissable – un canyon quoi ! Remonté à 5400 m pour redescendre à nouveau dans la vallée parallèle où, cette fois, une simple falaise m’attendait. Je sens mes muscles harceler chaque cellule pour un peu d’énergie. Et là, c’est l’instant où il faut grimper encore, le souffle court, à coup de trois pas, et pour des heures encore. C’est l’instant où on en veut au monder entier et à soi surtout. L’instant où l’on voudrait prier… ou pleurer. Mais j’ai désappris les deux, alors je marche, rampe dans la caillasse abrupte, mon sac retombant sur la nuque, m’envoyant balader de gauche et de droite à chaque coup de rein. Trente kilos de matériel pour tout enregistrer scrupuleusement comme on épinglerait des papillons : batteries, micros et presque plus de nourriture. Orgueil, naïveté, bêtise. Les cavaliers du dernier village m’avaient pourtant averti : « Jamais entendu parler de ce raccourci l’ami ! ». Ici, la tradition orale prévaut encore sur la science. Et cette carte compte décidément moins que les conseils du voisin qui vient de passer cette crue, de traverser cet éboulis. Mais je viens d’un monde de sciences moi, et là encore, j’ai eu tort. Il me faut revenir sur mes pas et retrouver, demain sans doute, le dernier village où je ne chipoterai pas sur les lentilles cette fois. Si je marche bien, cette nuit, je pourrai dormir à nouveau dans cette grotte où j’ai pris mon dernier repas, hier je crois…

les nuits corsaires

ça se bouffe quand elles viennent

un doigt de poison

la vie on the rock

Je pisse sur des poissons

Qui se saoulent

Aux médocs

La licorne de prouve bave

Des sirènes sur le pont

La tempête qui me lave

Pour de bon

Ca commence ici, maintenant

Suivre la rivière asséchée au creux des canyons, entre les falaises, les cheminées. En haut, la lumière fuse entre les piliers de sable, les nuages défilent en accéléré sur les cimes. Atteindre ces crêtes et les longer, de canyon en canyon, jusqu’à la falaise. Le passage est juste assez large pour un pied humain. De chaque côté le sable fond au ralenti sur des centaines de mètres. Une lanière de cuire de yak permet de redescendre dans la falaise jusqu’aux grottes qui sont une trentaine de niches troglodytes désertées depuis un millénaire. Dans la mienne, il doit rester un fond de riz et ces trois vieilles pommes de terre qui ne me sembleront plus si vieilles aujourd’hui.

Quelques mètres en aval, près du monastère perché dans la falaise il y a cette autre grotte d’où sort parfois un chant. L’entrée est barrée par une traverse de bois et un moine y passe sa retraite. Selon la tradition, les moines s’isolent trois ans, trois mois et trois jours sans se couper un poil ni un cheveux. J’ignore qui ravitaille celui-ci, mais je sais que si la faim me tenaille trop, il me faudra le déranger. Deux d’entre eux on recouvert de fresques les murs de ma grotte : le premier au XIIème siècle sans doute, le seconde au XIVème. Assis en tailleurs, ils avaient aussi pour méditation cette succession infinie de plans, ce champ de cheminées rouges pointant vers le ciel sur des kilomètres, puis ces collines de sable ocre, ces falaises de sang, les autres collines coiffées de glace à 8000 mètres, les Annapurnas, le Daulagiri.

Diarrhée, pas faim.

Comme un roi

Je trône sur le toit du monde

Les culottes en bas

Sur mon épaule, entamant son repas, ma puce pense de même.

Haut Mustang 6

Lo Manthang


Aujourd’hui, la faim n’est plus une douleur physique, mais bien morale. Sur cette carte farfelue qui m’a perdu dans les montagnes du Mustang cette dernière semaine, je vois que j’approche de la capitale : Lo Manthang. Au fil des pas, ce Royaume Interdit auquel je rêve depuis des mois se transforme lentement en montagnes de saucisses, caisses de bières tibétaines, lard gras à souhait, pain de seigle – et là je vois bien que je déconne. « On ne prie pas le ventre vide », postulait le Guru Nanak qui instaura des repas gratuits et à volonté pour tous ses fidèles sikhs en Inde. Quand le ventre envahit l’esprit, il n’est plus de place pour rien. Et là, à quelques heures de descente encore, je la vois déjà cette capitale. « Lo Mantang, 3’880 mètres, enceinte bâtie au XIVième siècle, dit la carte. 800 habitants, dont 500 moines tibétains ». Le Tibet avant les Chinois, celui des yaks et du bouddhisme originel, celui des livres et de mes rêves, celui du véritable repas que j’attends depuis des jours (saucisses, bières, lard gras à souhait – oui, je l’ai déjà dit, mais bon !). Vu d’ici, ce n’est même pas un village : un monastère rouge qui marque le centre de la capitale et des mâsures qui se confondent avec le sable.



À peine passés les murs de la citadelle, les moines m’ont invité à partager une de leur cellule. J’aurais adoré, mais pour l’instant, je rêvais de boustifaille (saucisses, bières, lard gras à souhait…), d’orgie et de plaisirs bien terrestres qu’ils auraient été incapables de m’offrir, ces bons moines. Juste en face, dans la maisonnette de boue qui se prétend « hôtel », il y a une grand-mère aveugle et bavarde, une belle jeune femme qui désire apprendre l’anglais, et des enfants qui, eux, ont juste appris à manger. Respectant l’ordre, je m’assieds à côté du dernier et attend ma potée.

Pendus au plafond – pour Noël sans doute –  des guirlandes de viande sèchent. La bière chinoise coûte la moitié de la népalaise. L’essentiel vient d’ailleurs de la Chine – plus de la Chine que du Tibet, culturellement parlant – et les cuisines s’emplissent de thermos chinois, lessives chinoises, draperies chinoises.

Les prix ont triplé, parfois décuplé tout au long de la route, car tout ce qui n’est pas produit localement – c’est à dire presque tout – vient à dos d’homme : poules, bières, sucre, pâtes, tuyauterie, papier, casseroles… La douche n’est pas non plus un produit local. Les tibétains s’en servent donc avec parcimonie. Ils disent se laver trois fois par vie : à la naissance, à leur mariage et après leur mort avant d’être offert aux vautours. Mais bien peu parviennent à véritablement distancer leur naissance de leur mort. Beaucoup de femmes meurent en couche – l’hôpital le plus proche est à 5 jours de cheval – et les nourrissons survivent rarement à la rudesse du climat. Alors les rescapés du Mustang sont de solides fermiers gouailleurs au poumon large, à la peau tannée, prêts à tout pour la consumer gaillardement, cette vie.

Haut Mustang 5

LA LUNE en longue exposition


Haut Mustang 4

PERDU SUR LA LUNE

Jour ???

Je paierai cher pour rencontrer Mr. Paolo Gondoni. Grâce à lui et à ses cartes médiévales, je suis parfaitement perdu. Merci Mr. Gondoni, sans vous je n’aurai sans doute jamais traversé ces canyons fascinants. Si maintenant, sur votre carte farfelue, vous pouviez m’indiquer le moyen d’en sortir, ou l’adresse d’un bon lit, voire d’un peu de nourriture à glaner… parce qu’ici, c’est le désert ! Le désert depuis trois jours déjà.

Ce dernier mois de marche, j’ai perdu pas mal de poids, mais je me sens bien, au fond, au cœur de l’oignon. Parce qu’autour, je pèle couche par couche. Sur le nez et les oreilles, il ne doit bientôt plus rester que le cartilage – quelle idée de m’être rasé le crâne à Varanasi ! Le fameux vent du Mustang m’a complètement desséché. C’est lui qui doit inspirer les chevaux. Les nuages galopent de même de montagne en montagne, balayant leur ombre sur les monts comme une traîne jusqu’au Tibet.

Des collines lunaires, puis les montagnes à la Gaudi, falaises rongées par le vent qui deviennent canyons titanesques, faisceaux coniques de gravas, châteaux de sable construits par les titans, temples d’esprits invisibles que la mer a lavés, jadis, en laissant des traces de corail, de fossiles, de monde englouti. Royaume sous-marin où les flots sont devenus vent à 5000m.

14 h, Une puce

un vautour qui me lorgne en coin

une licorne

belle journée pour se perdre

J’ai rangé, je ne sais jamais où, cette puce que je conserve depuis la paillasse du dernier village. Je la nourris du mieux que je peux et on bavarde, quand elle veut, quand le vent n’emporte pas nos paroles. On bavarde un peu pour ne pas trop se sentir seuls.

Haut Mustang 3

LE ROYAUME INTERDIT

« Royaume Interdit du Mustang, bastion reculé de la culture tibétaine traditionnelle, le Haut Mustang est nommé Royaume Interdit en raison de son inaccessibilité. », dit la carte de Mr. Gondoni.  Moi, ça fait trois ans que j’en rêve. Même si ces hautes vallées de la frontière tibétaines ont été ouvertes aux rares voyageurs depuis peu, les permis demeurent cependant aussi onéreux que difficiles à obtenir. Si je pouvais trouver un groupe ou une caravane à laquelle me rallier, je pouvais traverser légalement le Haut Mustang en dix jours : « Un mois ? Impossible ! répétaient ces bureaucrates qui vous extorquent 1000 roupies à chaque requête. Dix jours, c’est le maximum autorisé. Et c’est pour votre bien : ces terres oubliées ne sont pas faites pour les voyageurs solitaires. Il vous faut 15 mules et un guide officiel. Compris ? » Pas vraiment, non, m’enfin…

Jour 15, sans porteurs ni mules.

J’ai beau tenté de relier ce paysage à un souvenir, mais rien ne vient. Peine à imaginer que ce paysage lunaire soit bien réel, et que je le traverse depuis trois jours, moi, petit Suisse paumé dans ce monde trop vaste.

Au creux des canyons et des falaises, dans ce petit village sans nom, les villageois quittent leurs champs de blé pour regagner leur maison de boue. Sur le toit, on conserve précieusement le bois pour les festivités et brûle plutôt le crottin. On allume le poêle avec celui du cheval, plus inflammable, puis bourre avec celui des chèvres, plus calorifère. Avec une louche, la maîtresse de maison puise dans un jerricane rempli de ces petites boules noires – folle envie de maltesers. Le fromage de yak sèche près de la fenêtre, sous des guirlandes de viande maigre. Sur la table, un pot de chambre où l’orge termine à peine sa fermentation qu’il est servi à toute la tablée.

Ces tibétains ont le bonjour timide mais la main leste à remplir les verres. Emmitouflé dans cinq couvertures, un nouveau-né tout sale m’inspecte du coin de la pièce. – Oui, volontiers encore un peu de cette bière ! – Et dehors, le vent frappe à la porte sans se lasser. Il n’y qu’à rester dehors, je le rejoindrai bien demain. Ce que ce vent est épuisant. Ce que les femmes sont belles. Même la maîtresse de maison, avec ses 50 ans, a conservé un regard si curieux, si espiègle. Dans un vieux tube de bambou, elle mélange du thé, du sel et du beurre de préférence rance pour ajouter du goût – et j’ai tant besoin de graisse ces jours. Elle a le rire leste et entretient un parterre médiéval de petites vieilles  parfaitement momifiées. Le soleil et le sable les ont tannées. Le vent a dû les sécher, mais qu’est-ce qui leur a ôté leurs dents ?

Ils semblent vivre comme le bœuf

pousse son sillon

Moi je n’ai pas de piste

je tente de laisser des traces

pour me persuader que j’existe

Dans ma main ouverte

des grains de sable disséminés par le vent

Pourtant je ne peux pas la fermer

ma main

je ne peux plus

qui viendra y poser la sienne ?

On m’a invité à dormir dans la chapelle avec des statuettes de beurre, un gigantesque tambour et des peintures de dieux tibétains qui grimacent sur les murs. Le sol de terre battue est douillet mais, du toit plat, on doit voir l’univers jusqu’aux intestins. Il gèle déjà et le vent m’a retrouvé, mais les montagnes sont encore claires comme en plein jour. Tout autour, c’est la lune, mais bien mieux habité. Plus d’attraction terrestre, le cœur si léger.

Lorsque tout ne sera plus possible

Il faudra mourir

Lentement

Haikou du lapin

Lorsque tout ne sera plus possible

Il faudra mourir

Lentement

Posé au hasard sur le gros caillou

Sans racines

Un lapin avec des pattes


VERS LE HAUT MUSTANG 2 – Col du Thorung la

Jour 10

Dernière nuit avant le col. Souffle trop court, air trop rare, ciel trop vaste : incapable de m’endormir. Quitté le camp de base bien avant l’aube qui s’est réveillée avec la mer de brume. On lève une dernière fois les yeux au ciel, avale un ultime pan de ciel et l’on est déjà englouti avec le monde. Là-haut, Shiva répète à son amie : « Oui ma chère, juste un nuage de lait le matin, mais pas de sucre surtout. Oh, là, dans ma tasse, une mouche qui nous regarde ! ».

5416 mètres. L’altitude exacte où les nuages font la course, nous éclaboussant de grésil au tournant, emportant les pics de l’Himalaya dans la poussière d’un virage. Avec les bouquetins, on les regarde passer, fascinés. On les voit monter au galop, les nuages, troupeaux moutonneux qui font un bruit sourd, si vaste qu’ils vous traversent sans prendre garde et nous laissent des perles de glaçons à la barbe. Monté si haut qu’on croyait avoir englouti le monde, pour voir un autre monde si haut, qu’il nous engloutit. À deux cols de là, c’est le Haut Mustang. J’y serai avant la nuit s’il n’y a pas de contrôle entre deux.

8 heures de marche sur la lune, dans de la caillasse crème, écrue, sous un ciel bleu sombre. On dirait des dunes de sable soyeuses, on voudrait les caresser. Puis, à voir les glaciers qui les dominent, on réalise soudain que  les grains de sable sont de monstrueux rochers et que, une fois de plus, on s’est trompé d’échelle. Une fois de plus on s’est pris pour Dieu. Il faut se faire une raison, rien n’est à notre mesure ici, l’homme n’est plus la mesure que de son orgueil.

Au fond du cratère, oasis de verdure et de civilisation. Mukhtinat explose au visage. L’irrigation a fait naître ces champs du désert. Des terrasses bien ordonnées, et, trônant sur chaque colline, un temple bouddhiste. C’est le lieux de pèlerinage privilégié autant pour les bouddhistes que pour les hindouistes. Depuis des mois les Sâdhus ont avancé pieds nus, vêtus d’un simple pagne, pour atteindre ces altitudes. D’autres Hindous ont porté sur leur dos une mère malade, qui retrouvera peut-être force ici à Mukhtina. Mukhtinat, ou le « Dieu de la Liberté ».

VERS LE HAUT MUSTANG 1 – Les Annapurnas

Jour 1

Avant d’atteindre les portes du Mustang, il faut traverser la chaîne des Annapurnas – la marche solitaire y est une douce mise en jambe. Tout commence par des rizières en terrasses où les libellules brouillent le miroir de l’eau, un épi au bec, l’aile cristalline. Sous le long robinet d’une chute d’eau, d’autres insectes s’éclaboussent dans la pression : les gosses du village. Plus bas dans le courant, on étend sur les bambous des vêtements en pétales : les sœurs des gosses qui font la lessive du monastère. Leur mère vous accueille avec ces mots : « Avez-vous déjà mangé ? », « À bientôt… Allez lentement ! ». Un poule bien grosse vient d’entrer d’un pas curieux dans la cuisine. Elle n’en ressortira pas.

Sur la route défilent comme un train marchandise deux caisses de trente poulets, de la farine de maïs, septante-deux bouteilles de coca, deux sacs de ciment, et ces petites jambes que l’on aperçoit juste au-dessous, c’est celle de leur père, les porteurs. Tout vient à dos d’homme : sucre, ciment, tuyaux de canalisation, poules, livres, tissus… Pour visiter les cousins du village voisin, on met donc 10km ou 1 jour. Chacun se balade ainsi avec sa besace, un sac sur le dos, du riz, un enfant en travers des épaules. Les vieux, à qui on ne laisse plus rien porter, avancent encore courbés par l’habitude, coupables, les mains dans le dos.

Pour me préparer à l’austérité du Mustang, j’ai décidé de dormir dans des grottes et de cuisiner moi-même mes repas. Le jour est couché depuis longtemps, mais la farandole des insectes continue autour de la bougie.

Des papillons qui s’épilent à la cire

et en un crépitement, expirent.

Deux heures que je chasse cette mouche

En une seconde, d’un baiser

l’araignée l’a faite taire.

Des rhododendrons qui font vingt mètres, des falaises qui en font deux mille et huit mille pour ces montagnes : le monde a changé d’échelle. Rien n’est plus à notre proportion. Et pourtant, lorsque l’espace et le temps ont perdu tout leur sens, c’est bien cette dimension humaine qui peuple les derniers villages perdus dans la pierre.

Jour 5

L’itinéraire indique une halte à Pisang d’en bas. Mais on ne traverse pas l’Himalaya pour dormir à Pisang d’en bas, non ? Entre les maisons de pierres aux fenêtres sculptées, il y a ces ruelles étroites où les drapeaux de prière en guirlandes font un fil d’Ariane jusqu’au monastère. Et là, on doit y regarder à trois fois, s’asseoir, regarder encore, et finalement consulter la carte pour bien avouer que c’est ce monstre des Annapurnas qui vous fait enfin face. 8000 mètres, dit la carte – ça pourrait être 10’000 que personne ne serait étonné.

Le glacier s’éclaire lentement de lune, et les étoiles dansent sur les verres qui s’entrechoquent – un alcool blanc étrangement fort, une bière locale épaisse à souhait. En trois mots gaillards, on l’a déjà passé, ce col, mais les jambes lourdes nient en secret.

BENARES en Images

BENARES


41° Dès que la nuit amène un peu de fraicheur, la vie prend sa revanche, rageuse, empressée, maladroite. Les vaches se ruent sur les déchets, les hommes sur le tabac à chiquer et les petits arnaqueurs tentent de faire leur butin au plus vite. Sur les rives, entre les bûchers de crémation et les chiens qui se partagent les restes des cadavres, on joue au cricket en hurlant. La foule s’amasse, se bouscule, s’éperonne. Le vent brûlant a des goûts de sang.

Un agori baba, un fakir sacré vêtu de guenilles vole un tibia au nez des chiens et se met à le ronger. Lorsque je l’interromps pour lui demander pourquoi il mange de la chair humaine, il m’en tend un morceau et me répond : « Je ne suis pas cannibale mais philosophe. Et il est temps que les hommes cessent de se bâtir des tabous. Le cadavre d’un poulet vaut bien celui d’un homme. Tout ce qui a été créé par Dieu ne peut qu’être bon. C’est juste ton regard qui crée le mal, le sale, l’interdit ». Il y a une folie sourde dans cette touffeur. Songeant encore à ces paroles, j’allais chez le barbier pour me faire raser tant il fait chaud et je me suis trouvé, une lame sur le front, la boule à zéro. Il m’aurait fait les sourcils que je ne m’en étais pas aperçu. Sans doute que l’agori baba avait raison : « C’est très bien comme ça ».



4 heures du matin et guère moins que 40°. Au sortir du barbier. L’agori baba fait à nouveau ses courses entre les bûchers de crémation qui éclairent les berges comme des feux de joie inquiétants. Le vent se calme lentement et l’odeur de chair brûlée envahit à nouveau la ville.

Sur la berge, un pêcheur au chômage me prend pour un tour de barque sur le Gange. Sa fille de dix ans l’aide à ramer avec un rire rageur. Une jeune mère, superbe dans son tissu orange, immerge son nouveau-né dans les eaux du Gange. Autour d’elle, des cadavres y retournent, au Gange. Dans cette danse macabre, il n’est plus de castes, tous les Indiens sont égaux devant la mort, comme à la naissance. Et cette humilité fait du bien. La gamine qui rame encore en chantant me sourit. Ce matin j’aime plus cette ville que je la crains. Son chaos est un bon antidote à ma vie trop artificiellement rangée.


KHUMBA MELA – 60millions de pèlerins

« Plus grand rassemblement religieux au monde, la Kumbha Mela est un pèlerinage qui a lieu tous les douze ans dans la ville d’Haridwar, au pied de l’Himalaya. Elle attire des millions d’ascètes hindous et pèlerins. »

Plus un seul espace dans les rues où se pressent les pèlerins. Plus un seul mètre carré pour poser une tente, plus une seule place dans les tentes. Dans des chaudrons monstrueux, des tonnes de riz et de lentilles – encore des lentilles – cuisent nuit et jour pour nourrir les millions de fidèles qui font leurs ablutions dans le Gange. On s’immerge, prie, boit trois fois l’eau rédemptrice, y baigne un enfant qui acquiert ainsi déjà son salut, on y soutient un vieillard emporté par le courant.

Des milliers d’ermites couverts de cendre sont venus à poils de leur coin de montagne. Et des millions de pèlerins ont économisé des années pour venir ici leur baiser les pieds. Ils s’entassent dans les trains et dorment dehors à Haridwar, tant les prix ont décuplé durant la période sainte. Ils sont plus de 60 millions – dix fois la Suisse dans une seule ville – à se baigner dans le Gange. 60 millions c’est 6000 tonnes de riz et 60’000m3 d’excréments disséminés au hasard des besoins.

Un mois pour être accepté au cœur des Sâdhus. À rire bêtement, peser chaque geste, chaque parole alors qu’eux hurlent et pètent en brandissant leur trident. Jouons aux sauvages. Des incantations, des magiciens qui disent jeûner trois vies durant, léviter, disparaître. Tout ça pour échapper à cette existence de douleur et aux désirs.

Moi, je ne suis pas magicien si saint, mais je les rejoins seulement dans cette existence à trois sous. Car moi, je ne suis pas un saint, je ne suis pas Indien, et je n’ai pas de castes. Je n’ai pas honte de désirer, d’aimer le vin, les filles bien trop belles et les steaks de vache sacrée.

Je crois que j’ai 31 ans. J’ai mal aux dents. Et j’ai besoin d’aimer.

Moi je ne crois en rien. Et je suis bien ce soir dans mes côtes

crasseuses, dans le campement des barbus sacrés.

Je ne lis plus, je n’écris pas. Trop à vivre.

Je n’ai pas de castes

J’suis toujours moins de chair qui sent toujours plus la chair.

J’suis bien avec rien,

Mieux avec peu

Heureux.

comme il ne peut pas changer de peau

le lapin

il change de monde