Haut Mustang 9
DANS LEUR SAC… RIEN… TOUT
Depuis qu’on a passé les 5000 mètres, les tempes tirent, le sang tape dans les oreilles et le froid mord férocement dès le coucher du soleil. Le visage croûté à force d’être tanné et retanné, les lèvres saignant de nouvelles gerçures, on a de la peine à se sourire ce soir. Grillés. Deux sâdhus ont aussi le mal des montagnes vomissent sans pouvoir reprendre leur souffle. Un souffle que l’on croyait tous s’être forgé mais qui manque soudain à cause de la mal nutrition. Un mois que je marche entre 6 et 12 heures, et presque une année pour les sâdhus. On en parle pas, mais on en chie vraiment là. Chacun rêve de son cocon, de son coin de grotte, ou de draps propres pour moi. Même eux qui ont tout leur temps, ils se mettent à compter les jours, chercher le chemin le plus court pour regagner un village. Les seuls à pouvoir véritablement profiter de ce paysage somptueux sont ces deux-là qui continuent leur pèlerinage vers la Chine, ceux qui n’ont pas d’autre « chez soi » qu’ici, maintenant, à chaque jour changeant.
La pluie est tombée avec la nuit et nous avons trouvé un couvert de tôles. Inespéré! Mais mes sâdhus ne s’en étonnent pas : Dieu met toujours la providence sur la route de ses fidèles. On s’entasse et se réchauffe à coups de pets qui rivalisent avec le tonnerre. Alors on rit. On rit de tout, comme pour ce prouver que ce froid qui nous gèle les articulations, que cette faim, que ce mal des montagnes, ce n’est rien. Selon leur dernière estimation, il nous faudra entre 10 et 12 heures pour atteindre les lacs sacrés. Selon eux, jamais on y arrivera avec cette pluie et les deux cols qui nous attendent à 5500 mètres. Alors que je reste collé à la carte, ils palabrent sur l’altitude, les kilomètres restants. Et ils n’arrivent pas à s’entendre, bien entendu ! Mais surtout, ils ne voient pas pourquoi une carte vaudrait plus que leur avis. Alors on est encore ici, sous ce couvert de tôles, entre 4000 et 7000 d’altitude, selon les estimation.
fumerai ma vie
jusqu’au filtre
et l’âme ma rasée
la lèvre brûlée
des cicatrices dans l’œil
la tripaille armée
je pisserai chaud
longtemps
Après les lacs de Damodar, trois d’entre eux pensent déjà traverser la frontière vers la Chine – sans permis, sans passeport – atteindre le mont Kaïlash, descendre sur le Cachemire et les grottes d’Amarnath, rejoindre le désert du Rajasthan, regagner le sud de l’Inde, remonter par Calcutta et le delta du Gange… Mon permis a échu il y a trois jours déjà, alors je n’ai plus rien à perdre non plus : tant que je pourrai les accompagner, je le ferai.
de sa dernière carotte
de lapin
il s’en cura l’oreille